Première partie : La découverte
Ceux qui croquent avec gourmandise un morceau de chocolat n’ont guère le temps de songer que ce délice épicurien est lié aux Aztèques, et qu’il est arrivé au XVIe siècle en Europe au prix d’une conquête sanglante et d’une exploitation impitoyable des indigènes.
En 1519, au nom de la Couronne d’Espagne, un conquistador aventureux, Hernan Cortés, aborda la côte de Veracruz avec quelques centaines d’hommes, de chevaux et canons. Lorsque l’expédition atteignit la capitale aztèque, Tenochtitlàn, les Espagnols furent stupéfaits par la civilisation qu’ils découvrirent. Deux ans plus tard, leur cruauté impitoyable, leur supériorité militaire, un peu d’héroïsme et beaucoup de chance les avaient rendu maitres d’un empire multiséculaire; la population indigène fut décimée, les richesses systématiquement pillées. La mythologie aztèque avait apparemment prédit ce cataclysme final, les espagnols furent l’instrument du destin et mirent brutalement fin au régime sanguinaire de Montezuma.
Cortés quitta les ruines fumantes de Tenochtitlàn -aujourd’hui Mexico- avec une connaissance approfondie de la civilisation qu’il avait détruite. Un détail de ses coutumes l’intriguait particulièrement : c’était l’étrange boisson consommée par les Aztèques sous le nom de Xocolatl. Cortés voulait essayer d’introduire sa version du breuvage à la cour du roi d’Espagne, Charles Quint . Christophe Colomb avait déja apporté des fèves de cacao et la recette aztèque de la décoction à ses protecteurs royaux, Ferdinand et Isabelle, mais cette boisson amère, écumeuse et poivrée avait fortement déplu et l’attention de la cour avait très vite été monopolisée par une autre nouveauté rapportée sur le Santa Maria : un Indien d’Amérique en chair et en os! Presque vingt ans plus tard, Cortés réussit à séduire Charles Quint et ses courtisans en ajoutant à la décoction de chocolat de la vanille et du sucre, et en brodant des récits fantastiques dans lesquels Montezuma jetait en offrande dans le lac sacré les gobelets d’or après avoir bu le chocolat rituel qu’ils contenaient. Un ère nouvelle s’ouvrait ainsi pour la consommation du chocolat.
Le xocolatl que Cortés avait goûté, à la fin du banquet donné en son honneur par Montezuma, était fort différent du chocolat qui nous est aujourd’hui familier. Xocolatl signifie littéralement « eau amère » et l’on peut avoir une idée de sa saveur en goûtant le noyau de la fève de cacao. Les Aztèques mélangeaient des piments, des clous de girofle et du cinnamome aux grains de cacao séchés, grillés et broyés, et il y ajoutaient de la farine de maïs pour absorber la graisse du beurre de cacao.
Dans les occasions solennelles, on consommait de grandes quantités de xocolatl, souvent par centaines de pichets en une seule nuit. Les pichets étaient préparés à partir d’un bloc de grains broyés -une sorte de tablette de chocolat primitive. D’après les textes espagnols, il est clair que Montezuma et ses nobles utilisaient le xocolatl comme aphrodisiaque; la décoction était réservée aux hommes.
Ce Chocolat des origines était un privilège de l’élite et il avait une grande valeur : les fèves de cacao étaient utilisées comme unité d’échange. Il fallait en donner quatre pour « payer » un lapin, dix pour une nuit d’amour tarifée et cent pour un esclave. Étant donné la valeur des fèves, les « faux-monnayeurs » précolombiens se servaient de gousses vidées et remplies de terre. Le cacaotier ne poussaient que sur les terres basses et humides du Yutacan; il était cultivé par les Mayas, peuple assujetti par les Aztèque depuis 1200. Les botanistes pensent que les premiers cacaoyers poussaient à l’état sauvage dans les sombres forêts tropicales de l’Amazone et de l’Orénoque, depuis plus de 4000 ans, et qu’ils furent cultivés par les Mayas venus du Yutacan dès le VIIe siècle de notre ère. Les Aztèques avaient imposé une sorte de système féodal et tout les impôts étaient payés en fèves de cacao.
Seconde partie : Les premières cultures commerciales
Au départ, Cortés et ses hommes étaient parti en quête de l’Eldorado; bien qu’il y eût effectivement beaucoup d’or dans les trésors aztèques, ils ne trouvèrent cepandant pas les richesses fabuleuses dont ils auraient rêvé.
Toutefois, après avoir vu les fèves de cacao utilisées comme des monnaies d’échange et constaté la valeur que leur attachaient les indigènes comme potion aphrodisiaque et boisson roborative, Cortés songea a exploiter les possibilités commerciales de cet « or liquide ». Il fit donc établir des plantations de cacaoyers du Mexique à Trinidad et jusqu’en Haïti. On lui attribue aussi les débuts de la culture du cacao sur une île d’Afrique occidentale, au cours de l’un de ses voyages de retour vers l’Espagne; c’est là que cette culture a gagné la côte-de-l’Or (devenue de Ghana), en 1879.
L’Amérique latine et l’Afrique occidentale continue d’être, aujourd’hui, les principales zones de production de fèves de Cacao. Lorsque les espagnols commencèrent à coloniser le Nouveau Monde, les indigènes succombèrent en masse aux maladies importées d’Occident!
Ayant déja surexploité ces populations comme travailleurs forcés, les colons durent chercher ailleurs d’autres sources de main-d’oeuvre. Avec le temps, les esclaves africains allaient devenir aussi importants pour l culture du cacao que pour l’industrie du sucre qui prospéraient dans d’autres parties des Amériques.
Toutefois, aux XVIIe et XVIIIe siècles, le Brésil et le Venezuela manquèrent en permanence de main-d’oeuvre. Le Pérou et le bassin des Caraïbes furent également des sources de production fort appréciables.
Le commercialisation du cacao fut soumise à des taxes élevées dès les origines : la couronne espagnole n’était pas moins avide que les anciens Aztèques.
Troisième partie : Les Goûts de L’Europe
Durant le premier siècle qui suivit sa découverte par les Européens, le cacao resta plus ou moins l’exclusivité de la cour espagnole. Il était fort cher et seule l’élite de l’aristocratie pouvait se le procurer, dans les vices-royautés du Nouveau Monde ou en Espagne.
Ce monopole fut progressivement rompu dans la première moitié du XVII° siècle. En raison de l’expansion dynastique des Habsbourg d’Espagne.
Le roi Charles Iier d’Espagne devint l’empereur Charles Quint, maître du Saint Empire romain germanique – l’usage du chocolat se répandit en Allemagne, en Autriche, et dans les Flandres, puis en France.
Un Italien qui avait parcouru les possessions espagnoles d’Amérique, Antonio Carletti, l’introduisit en Italie en 1606. Les réactions furent mitigées. Dans les pays où son usage était bien établi, le chocolat était regardé comme une boisson salutaire, quoique l’herboriste anglais John Parkinson en parle comme d’une « soupe pour les cochons ».
Les opinions allaient bientôt changer, mais il est certain que si nous goûtions aujourd’hui le mélange de 1640, composé de fèves broyées, de sucre, de cinnamome, de poivre rouge, de clous de girofle, de bois de campêche et de graines d’anis, nous serions probablement de l’avis de Parkinson. On rapporte même que des pirates jetèrent par dessus bord des cargaisons de fève de cacao, en croyant que c’était des sacs de crottes de mouton.
En 1648 l’alliance entre la France et l’Espagne fut définitivement scellée par le mariage du jeune Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse. La servante venue spécialement d’Espagne pour préparer le chocolat dans les appartements de la Reine, était appelée « la molina », d’après le nom du bâton « molinillo » servant à fouetter le chocolat pour le rendre crémeux.
La dégustation du chocolat était réservée au cercle restreint des courtisans invités à assister aux « levers » rituels de sa Majesté.
Une nouvelle évolution eut lieu en 1711, lorsque l’empereur Charles VI de Habsbourg importa d’Espagne à Vienne le goût du chocolat. Vienne devint rapidement célèbre pour la suavité crémeuse de ses tasses de chocolat accompagnée d’un verre d’eau glacée, en attendant
– naturellement – le sublime gâteau chocolaté de l’hôtel Sacher, la fameuse Sachertorte.
Le chocolat semble être arrivé à Londres vers 1650. Son usage se répandit rapidement sous le règne de l’aimable Charles II, où il acquit la réputation d’un breuvage tonifiant.
Samuel Pepys le mentionne dans son journal, à la date du 24 avril 1661, comme remède matinal à la « gueule de bois », après les cérémonies du couronnement du roi. L’un des médecins royaux, Henri Stubbe, décrit alors les bienfaits du chocolat; il indique qu’il en existe deux variétés, l’ordinaire et le royal. Le royal contient un fort pourcentage de cacao et relativement peu de sucre.
Dans la décennie 1660, avec la disparition de la plupart des épices, le chocolat que l’on boit dans les cours anglaise et espagnole est assez semblable à celui que nous connaissons aujourd’hui, quoiqu’un peu plus gras.
En Espagne, par exemple, on mélange une once de chocolat, deux onces de sucre et huit onces d’eau, avant de chauffer le tout et de battre pour obtenir une consistance crémeuse. La version moderne du chocolat espagnol a la piedra(chocolat broyé à la meule de pierre, vendu en tablettes) contient de la farine de riz ou de maïs, comme le préparaient les Aztèques. En France, on remplace souvent la moitié de l’eau par du lait; en Angleterre, les chocolatiers utilisent du lait ou des oeufs pour le mélange.
Au XVIII° siècle, la consommation de chocolat augmenta rapidement en Europe. En Angleterre, au début du siècle, seuls les riches pouvaient en boire; le produit était lourdement imposé et les condamnations sévères pour ceux qui cherchaient à frauder les agents du fisc.
Comme chez les Aztèques, cet état de choses entraîna des altérations frauduleuses:on mêla à la poudre de chocolat de la fécule, de la poussière de gousse ou même de brique! Il est triste que dans certains pays, actuellement encore et pour des raisons commerciales évidentes, on trouve des tablettes étiquetées « chocolat » alors que le produit ne contient que 15 % de cacao! Peu d’autres denrées sont victimes d’une telle altération et l’on ose espérer que la pression des consommateurs contraindra prochainement certains fabricants de « chocolat » à diminuer la proportion de sucre et d’autres ingrédients dans leur production.
L’attrait du chocolat se révéla finalement plus fort que le prix et la taxation. En 1852, les taxes à l’importation passèrent en Angleterre de deux shillings à un penny par livre, en partie à la suite des revendications d’industriels quakers sur les mérites du chocolat, en partie à cause des volumes importés.
En 1850, on importait quatre mille tonnes de cacao, et trente-six mille à la fin du siècle. Le cacao et le chocolat à boire étaient désormais accessibles à l’homme de la rue. On commençait aussi à édifier des fortunes. Les noms des pionniers anglais – Hershey, Cadbury, Fry, Rowntree – sont devenus des marques. Mais les véritables pères fondateurs de l’industrie du chocolat ont été les Suisses: Cailler, Suchard, Peter, Nestlé, Lindt et Tobler.
Quatrième partie : Le marché Américain
L’industrie Américaine du chocolat a toujours été l’affaire de grands entrepreneurs.
Les premières manufactures naissent, en Amérique du nord, au milieu du XVIII ième siècle : en 1765, le premier atelier est installé dans le Massachusetts par le docteur James Baker et John Hannon.
En 1780, le petit fils de Baker fonde la Walter Baker Company et « Baker’s » reste aujourd’hui la signature du chocolat de qualité aux Etats-Unis.
Sur la côte Ouest, le mot de passe est « Ghirardelli« . Après d’humbles débuts dans l’épicerie, lors de la ruée vers l’or, Domenico Ghirardelli se spécialisé dans le chocolat. En 1885, il importait annuellement deux cents tonnes de fèves de cacao pour la manufacture californienne.
Les bâtiments de Ghirardelli Square sont toujours une attraction pour les toursites et l’on peut encore y voir fonctionner une unité de production « à l’ancienne ».
Il reste que, sur l’ensemble des États-Unis, c’est probablement le chocolat du qaker Milton Hershey qui est le plus connu.
Au début de sa carrière, Hershey avait été le roi du caramel sur la côte Est. Impressionné peut-être par les boutiques de chocolat à la World Columbus Exposition de 1892 (célébrant le quatre-centième anniversaire de l’arrivée de Christophe Colomb dans le Nouveau Monde), il se promit de faire du chocolat la collation de l’avenir. Il vendit son usine de caramel pour un million de dollars et fit construire un village et une manufacture de chocolat qu’il baptisa Hersheyville, sur le modèle de Cadbury’s Bournville, à Birmingham (Angleterre).
Homme d’affaires visionnaire, il créa la tablette de chocolat au lait et aux amandes; il fut aussi le premier à introduire des graisses végétales dans le chocolat en tablette pour élever son point de fusion. On put désormais le commercialiser malgré la chaleur des été américains, ou l’expédier aux troupes comme ration de guerre, en Europe. A ce titre, on lui pardonnera cette innovation -qui ne saurait être une excuse pour les agissements actuels de certains fabricants en Europe, et tout particulièrement en Angleterre.
Cinquième partie : Les inventions européennes
Le développement américain de l’industrie du chocolat s’appuyait sur les énormes progrès technologiques accomplis en Europe lors de la révolution industrielle.
Pour le chocolat, l’invention capitale fut la presse à cacao de Van Houten, qui reçut un brevet officiel du roi Guillaume Ier de Hollande, en 1828, l’Encyclopédie de Diderot avait déjà proposé une machine similaire, où l’on voit une presse à vis exprimer le beurre de cacao pour ne laisser ensuite que la poudre, mais Van Houten eut le génie de faire breveter l’invention.
La Hollande s’était impliquée dans le commerce de cacao depuis son apparition en Europe; la presse de Van Houten et le procédé du dutching (addition de potasse pour éclaircir la couleur du cacao et améliorer sa solubilité dans l’eau ou le lait) firent des Hollandais les pionniers de la fabrication européenne du chocolat.
Il semble que les Anglais aient d’abord refusé l’invention, croyant que le beurre de cacao était un élément nutritionnel indispensable, mais ils s’aperçurent de leur erreur, acquirent rapidement des presses en Hollande et commencèrent à vendre de la poudre de cacao raffinée, « extrait de cacao pur et sans additif ».
De nombreux fabricants proposèrent bientôt du chocolat en tablette. Ils sont plusieurs à revendiquer l’invention qui consistait à remélanger le beurre et la poudre de cacao pour en faire une plaque solide.
Il est curieux, rétrospectivement, que l’invention de Van Houten ait précédé celle du chocolat en tablette, puisqu’il est parfaitement possible de faire du chocolat solide sans extraire au préalable le beurre du cacao.
Le cacao entier entrait dans dans la composition de confiseries bien avant que Cadbury ne proposât son French Eating Chocolate en 1842, au prix de deux shillings la tablette.
On doit en revanche à un Suisse la tablette de chocolat au lait. Henri Nestlé avait déjà fait l’expérience d’un lait condensé destiné à accompagner les céréales du petit déjeuner que sa manufacture élaborait, lorsque son associé Daniel Peter s’avisa de combiner cette forme de lait avec du cacao, du beurre de cacao et du sucre. Le chocolat au lait Peter était né et devait rester une référence en Europe pour de nombreuses années.
Sixième partie : Les industriels quakers + La magie du chocolat
Les familles quakers
Les familles Cadbury, Fry, Terry et Rowntree s’intéressèrent d’abord au cacao pour des raisons de santé et de morale: ils y voyaient un rempart contre les menaces du gin hollandais.
Ces familles protestantes jouèrent un grand rôle dans l’élargissement de la consommation de cacao et de chocolat à d’autres catégories sociales que l’aristocratie et la grande bourgeoisie, et ils en firent une nourriture pour le peuple. On vantait les valeurs nutritives du breuvage et ses vertus pour les muscles et la peau.
Plus extraordinaire, les industriels quakers fournissaient à leurs ouvriers des logements modèles et un environnement adapté, dans le cadre de leur campagne pour plus de justice et d’humanité dans la société anglaise.
Protestants dissidents en marge de l’Église établie, les quakers n’avaient pas accès aux grandes universités, à la médecine et au droit.
L’industrie était ainsi le seul exutoire de leur immense énergie et ils utilisaient les profits dégagés pour exprimer dans les faits leurs désirs de reformes sociales.
L’ironie était qu’une grande partie de ces profits « moraux » venait des plantations de cacao d’Afrique occidentale, exploitées par des esclaves, ce qu’un journaliste déclara en 1908; cela provoqua un retentissant procès en diffamation. Les Cadbury obtinrent le penny symbolique de dommages et intérêts, mais l’affaire contribua à améliorer les conditions de travail sur les plantations.
La magie du chocolat
Depuis la fin du XIX ième siècle, le chocolat est ainsi rentré dans l’alimentation quotidienne du monde occidental.
Le mot lui-même suggère aussitôt des images de chaleur et de réconfort, et plus encore en temps de guerre.
De la guerre des Boers de 1890 aux deux conflits mondiaux, le moral des troupes et des populations a été soutenu par des rations de chocolat.
En France, dès 1920, les mérites du chocolat Banania – poudre de cacao additionnée de farine de banane et de sucre – sont vantés par le tirailleur sénégalais :
« Y a bon Banania », qui allait animer le petit déjeuner de milliers de Français pendant plus de soixante ans, jusqu’à ce que la hantise du « politiquement correct » n’interrompe cette publicité.
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